COURS Dr Assi Raoul
CONCEPTS DE BASE EN PALEOANTHROPOLOGIE
Dr. RAOUL ASSI
ANNEE D’ETUDE ; LICENCE 1 PALEOANTHROPOLOGIE
OBJECTIFS GENERAL DU COURS
Rendre l’étudiant capable de connaitre les différents concepts de base qui ont orienté la construction de l’objet de la paléoanthropologie.
OBJECTIFS SPECIFIQUES DU COURS
1- Etant donné la théorie de l’évolution, l’étudiant sera capable de maitriser sans erreur les six (6) principaux concepts de base développés dans le processus d’hominisation en paléoanthropologie.
2- Etant donné les six (6) principaux concepts de base développés en paléoanthropologie, l’étudiant sera capable de déterminer avec précision la spécificité du le modèle de pensée évolutionniste.
PLAN DU COURS
v INTRODUCTION
I- GENERALITES SUR LA PALEOANTHROPOLOGIE
1-1- Rappel de définition
1-2- Rappel des outils du paléoanthropologue
1-3- Rappel historique sur la paléoanthropologie
II- L’EVOLUTIONNISME EN PALEOANTHROPOLOGIE
2-1- Contexte historique
2-1-1- Origine des espèces
2-1-2- Evolutionnisme
2-2- Les concepts développés dans le paradigme évolutionniste
2-2-1- La sélection naturelle
2-2-2- Le transformisme
2-2-3- L’adaptationnisme
2-2-4- Le gradualisme
2-2-5- Les équilibres ponctués
2-2-6- L’évolution synthétique
v CONCLUSION
INTRODUCTION
L’idée de la détermination de l’origine exacte de l’humanité est une préoccupation aussi ancienne que la conscience de soi, en tant qu’entité spécifique dans le règne animal. D’où la question centrale généralement formulée, en l’occurrence: D’où venons nous et pourquoi sommes-nous si différents des autres êtres vivants de la terre?
Les préceptes bibliques semblaient à priori avoir longtemps satisfait à cette question de l’origine de l’humanité à travers les réponses dogmatiques qu’elles en ont apporté (Dieu créateur de l’univers, est à l’origine de toute vie et créa l’homme à son image). Il s’agit de ce qu’il a été convenu d’identifier comme les « thèses créationnistes » ou « fixistes » privilégiant l’idée de création de toute chose par un être divin. Cependant, des voix discordantes se sont progressivement élevées dans les milieux scientifiques, au regard des nombreuses investigations et découvertes réalisées dans différents domaines scientifiques notamment en astronomie, en géologie et en biologie. Ainsi, ont été mis en relief, des phénomènes évolutifs (réalités matérielles et expérimentales) concernant les origines de l’univers et le phénomène cosmique, le passé et le présent de la terre, les espèces vivantes passées et présentes. D’où l’émergence des « thèses évolutionnistes » qui impliquent l’idée de changement, dans une direction particulière et vers une destination finale.
S’il apparait illusoire de considérer que l’apparition du courant de pensée évolutionniste et ses bouleversements dans l’opinion ont pu laisser l’église sans réactions, il importe de révéler qu’au sein même des milieux scientifiques des divergences ont vu le jour. Coexistent donc depuis lors au sein de la communauté scientifique, des farouches défenseurs des thèses créationnistes (à l’image de Cuvier en France, Virchow en Allemagne) et ceux des thèses évolutionnistes.
Dès son apparition, en tant que science au XIXème siècle, l'anthropologie et plus précisément la paléoanthropologie, s’est inscrite dans le paradigme évolutionniste. Ainsi, a-t-elle exploité les méthodes d’investigations et d’analyses de la géologie, de la biologie et de l’astronomie pour dégager ses propres théories ou concepts explicatifs des origines de l’humanité, à partir des vestiges du passé (ossements, outils, restes d’aliments, productions artistiques…) retrouvées dans les couches terrestres.
Alors quels sont, à partir de l’étude des fossiles, les théories ou concepts de base dégagés par la paléoanthropologie, relativement aux origines de l’humanité ?
Dans la première partie de ce cours, il sera question pour nous, de faire une brève présentation de la paléoanthropologie en rapport avec son objet, son histoire et ses méthodes.
La seconde partie sera consacrée à la mise en relief des différents concepts de base développés dans le cadre de cette discipline, et de la spécificité du modèle de pensée évolutionniste.
I- GENERALITES SUR LA PALEOANTHROPOLOGIE
La paléoanthropologie en tant que discipline scientifique, a bien évidemment un objet et un contenu qui procèdent de multiples controverses épistémologiques. Mais également, elle a une histoire et des méthodes empruntées à des disciplines scientifiques diverses.
1-1- Rappel de définition
Dérivant du grec “Palaios” qui veut dire ancien, “Anthrôpos”, homme et “Logos” signifiant étude, la Paléoanthropologie, branche de l’anthropologie physique, désigne l’étude de l’homme ancien. C’est donc une discipline qui s’intéresse particulièrement aux populations qui nous ont précédés, en s’appuyant essentiellement sur les fossiles. Il importe d’indiquer que les fossiles sont des restes d’organismes, complets ou fragmentaires, trouvés dans les roches (en géologie, on entend par « roche » tout terrain de la croûte terrestre, qu’il soit dur ou meuble). On considère également comme fossiles toutes les traces d’activités dues à des êtres vivants et conservées dans les formations géologiques, comme des traces de pistes ou de terriers.
Inscrite dans une dynamique évolutionniste, la paléoanthropologie s’attache à retracer les chemins de l’évolution humaine à partir de la détermination des différentes étapes qui ont permis d'aboutir à l'homme moderne, Homo sapiens, depuis ses ancêtres primates. Elle ne se limite pas à la seule étude du genre Homo (ergaster, rudolfensis, habilis, sapiens) mais inclut plus généralement tous les membres de la famille des homininés (y compris donc les australopithèques qui ne sont pas, à proprement parler, nos ancêtres).
La paléoanthropologie traite donc de la diversité biologique de l’homme dans le temps. Les mécanismes explicatifs de cette diversité sont les mêmes que ceux qui régissent la diversité humaine dans le monde. Ce sont les mécanismes de l’évolution biologique communs à tous les êtres vivants.
La paléoanthropologie moderne inclut, avec les études anatomiques des squelettes fossiles (la systématique), celles des animaux qui leurs sont associés (la paléontologie), des couches sédimentaires qui les contiennent (la géologie), ainsi que toutes les informations permettant de reconstituer le milieu et l’environnement dans lequel vivaient ces Hominidés (paléoécologie). Bien qu’elle travaille essentiellement à partir de l'étude des fossiles, la paléoanthropologie recourt également à d'autres approches, comme celle de la primatologie.
Etudier l’évolution humaine nécessite de solides bases de connaissances dans d’autres sciences naturelles et biologiques qui constituent, en effet, les véritables outils du paléoanthropologue. Mais il importe avant toute chose de rappeler brièvement l’histoire de la paléoanthropologie.
1-2- Rappel historique sur la paléoanthropologie
Dès la plus haute antiquité, l'Humanité s'est penchée sur ses origines, comme en témoignent les mythologies antiques, de l’Égypte à la Grèce, ou encore le monument mégalithique de Stonehenge (Wiltshire, Angleterre) édifié il y a près de 5 000 ans : tous ont tenté de tresser, entre les dieux et les hommes ou le ciel et la terre, un fil ininterrompu. La Bible elle-même, avec la Genèse, racontera la naissance de l’homme et, à partir de Noé dressera la « généalogie des nations ».
En 1650 l’archevêque Husser, se basant justement sur les écrits bibliques, prétendait qu’Adam et Eve avaient été créés il y a 6.000 ans en même temps que la terre. 200 ans plus tard, ces idées changent car on commence à découvrir des fossiles humains et à chaque nouvelle découverte de fossiles majeurs, on a reconsidéré l’ancienneté de l’origine de l’homme qui devient de plus en plus reculée dans le temps.
Depuis la première découverte authentifiée d’un homme fossile, faite par le Liégeois Schmerling en 1829, et surtout depuis les travaux magistraux de Darwin sur l’origine et l’évolution des espèces (publiés en 1859), les datations relatives à l’apparition de l’homme n’ont cessé de reculer dans le temps et les modalités de l’évolution humaine se précisent.
Aujourd’hui, on sait que nos ancêtres, les pré-australopithèques, ont au moins 6 millions d’années (Ma) et on est loin des 6.000 ans avancés au 17ème siècle!
Quelques grandes dates sont donc à retenir dans la reconstitution de l’histoire de la paléoanthropologie :
1829: Première authentification d’un homme fossile par Schmerling, professeur d’anatomie à l’Université de Liège. On a su plus tard qu’un de ces fossiles était néandertalien.
1856: Première description d’un néandertalien trouvé en Allemagne, à Neandertal.
1859: Charles Darwin publie « The origin of species ».
1891: Première découverte d’un Homo erectus: le pithécanthrope de Java.
1924: Première découverte d’un australopithèque : l’enfant de Taung (Afrique australe).
1974: Découverte de Lucy, une espèce d’australopithèque archaïque (Éthiopie).
2002: Découverte du pré - australopithèque Toumaï (Tchad)
1-3- Rappel sur les outils du paléoanthropologue
Les outils, dans cette partie du cours, font référence aux connaissances scientifiques de base essentielles aux investigations et analyses du paléoanthropologue. Il s’agit de la génétique, de l’anatomie comparée, de la géologie, la paléoécologie humaine.
1-3-1- La génétique
a- Les bases génétiques
Pour comprendre le phénomène de l’évolution, les fondements génétiques sont indispensables. ADN, chromosomes, divisions cellulaires, gamètes, lois de Mendel, sont autant de notions sur lesquelles l’on s’appuie. Actuellement, les chercheurs tournent leur attention vers l’embryologie, et plus particulièrement vers les gènes HOX du développement (encore appelés gènes «architectes» ou gènes «chefs d’orchestre») car ils commencent à livrer beaucoup de réponses à nos questions sur les mécanismes de l’évolution.
En effet, les gènes HOX agissent sur le développement embryonnaire (jusqu’au stade post-natal) en donnant la position et l’identité des cellules du tube neural, de la colonne vertébrale, des membres, des glandes mammaires, du pelage… Le décalage d’un couple de gènes HOX a pour effet singulier de faire disparaître les membranes sur les nageoires chez certains poissons, ce qui pourrait suffire à expliquer l’apparition des premières pattes chez les amphibiens…
L’information du génome guide la synthèse des protéines et la formation d’un individu. Lorsqu’on aborde l’évolution biologique, on passe du niveau de l’individu au niveau des populations.
b- La génétique des populations
La génétique des populations permet de comprendre comment les phénomènes évolutifs se succèdent dans le temps. Ils s’observent au fil des générations.
Dans toutes les espèces vivantes actuelles y compris chez l’homme, l’on observe des changements des fréquences géniques d’une génération à la suivante et donc l’évolution des espèces.
Les principaux changements sont dus aux mutations, à la sélection naturelle, au hasard et aux migrations.
1-3-2- L’anatomie comparée
Un outil principal du paléoanthropologue est l’anatomie comparée dont le fondateur est Georges Cuvier (1769-1832). En comparant les ossements fossiles aux espèces actuelles, on peut mettre en évidence ce qui les rapproche ou les différencie. On arrive ainsi à discerner des parentés entre groupes d’êtres vivants, à voir comment ils ont évolué au cours du temps et comment ils ont divergé les uns des autres.
1-3-3- La géologie
Le premier souci du paléoanthropologue est de situer dans le temps les fossiles qu’il découvre. Ceci, dans la mesure où en paléoanthropologie, une découverte ne prend de sens que lorsqu’elle est datée. Pour cette raison, l’intérêt pour la géologie s’oriente plus particulièrement vers ses méthodes de datations. Deux méthodes de datations sont principalement utilisées en géologie à savoir, la dation relative et la datation absolue.
a- La datation relative
La datation relative regroupe l'ensemble des méthodes de datation permettant d'ordonner chronologiquement des événements géologiques ou biologiques, les uns par rapport aux autres. En d'autres termes, on établira lequel, entre deux corps géologiques, est le plus jeune ou le plus vieux, sans aucune connotation d'âge absolu qui serait exprimé en nombre d'années.
- Ø La stratigraphie
Cette méthode repose sur l’étude des strates (ensemble sédimentaire ou volcanique délimité par deux surfaces plus ou moins parallèles qui correspondent à des discontinuités ou à des changements de composition) ou couches qui se superposent au fur et à mesure du temps. Elle part des principes que :
- Lorsque des sédiments se déposent, ou qu'il y a une succession de coulées volcaniques, la strate située le plus bas sera plus vieille que celle qui se trouve au-dessus (principe de superposition).
- Bien que la base d'une strate soit plus âgée que son sommet, on considère qu'elle a le même âge sur toute son étendue même si sa composition change (principe de continuité).
- Un événement (intrusion magmatique, faille, plissement, discordance, érosion) qui provoque un changement dans la géométrie des roches est postérieur à la dernière strate qu'il affecte et antérieur à la première strate non affectée (principe de recoupement).
- Les morceaux de roche inclus dans une autre couche sont plus anciens que leur contenant (principe d’inclusion).
- Ø La biochronologie
Chaque époque identifiée de l'histoire de la Terre possède ses propres espèces animales, sa propre flore. On peut ainsi, pour chaque espèce et suivant son degré d'évolution, déterminer à quelle époque elle vivait. La découverte d'ossements dans une couche archéologique peut rapidement être datée par la proximité d'autres espèces animales ou de plantes dont on connaît l'âge.
- Ø La typologie
Le postulat de départ est simple : la forme d'un objet usuel évolue dans le temps sous la pression des modes, des techniques, des habitudes artisanales. Ainsi la découverte d'une poterie, d'un silex, peut être datée par comparaison avec des objets de même type précédemment identifiés.
b- La datation absolue
La datation absolue permet de déterminer l’âge des roches et des fossiles, elle permet de mesurer la durée des phénomènes géologiques, elle a permis de situer dans le temps, l’échelle stratigraphique.
- Ø La radiochronologie
Cette méthode est fondée sur l’étude des éléments radioactifs, des roches, des minéraux de ces roches, et des fossiles, ces éléments radioactifs ont été incorporés au moment de la formation de la roche. On a mis en évidence que les éléments radioactifs instables avaient des taux réguliers de désintégration et pouvaient ainsi constituer des « horloges » virtuelles des roches de la Terre qui les contiennent.
- Ø La datation au carbone 14
La datation par le carbone 14, dite également datation par le radiocarbone ou datation par comptage du carbone 14 résiduel, est une méthode basée sur la mesure de l'activité radiologique du carbone 14 (14C) contenu dans de la matière organique dont on souhaite connaître l'âge absolu, à savoir le temps écoulé depuis sa mort.
- Ø L’hydratation de l’obsidienne
Cette méthode est employée pour calculer les âges en années, d’objets fabriqués en obsidienne (éléments principaux : silicium, oxygène et calcium) ou de verre volcanique récents, en déterminant l’épaisseur des couches (hydratées) produites par la vapeur d’eau qui a diffusé dans le verre lorsque sa surface a été exposée pour la première fois à l’air (fracture du verre volcanique, ou sculpture pour les objets). La méthode de l’hydratation de l’obsidienne est applicable à ces types de verres vieux de 200 à 200 000 ans.
Aussi, à partir d’un simple échantillon d’obsidienne, peut-on souvent remonter à l’éruption d’origine et retracer la vie d’un volcan. Les archéologues utilisent aussi cette information pour reconstituer les réseaux d’échange des premiers marchands qui faisaient le troc de haches de pierre.
- Ø La thermoluminescence
Cette méthode utilise le phénomène des radiations ionisantes naturelles. Celles-ci peuvent créer des électrons libres dans les minéraux qui sont piégés dans des défauts de leur structure cristalline. Ces électrons piégés s'échappent par thermoluminescence lorsqu'ils sont chauffés à une température inférieure à celle de l'incandescence. En enregistrant la thermoluminescence d'un minéral qui a été exposé à un niveau de radiation constant, le dernier drainage des électrons piégés peut être ainsi daté sur plusieurs centaines de milliers d'années. Pour dater de la poterie, par exemple, le spécimen est chauffé : il restitue alors par thermoluminescence l'énergie qu'il a stockée dans ses défauts cristallins depuis le moment où il a été cuit.
- Ø La dendochronologie
Cette méthode biologique est basée sur l'étude et la lecture des cernes de croissance des arbres. En effet chaque année l'arbre pousse différemment suivant la température, l'humidité (ou la sécheresse) et plus généralement la météo. Les cernes sont donc plus ou moins épaisses et on a donc pu établir une chronologie de référence.
2-4- La paléoécologie humaine
La paléoécologie est l’étude de l’écologie du passé. C’est une discipline scientifique étroitement liée aux sciences géologiques et biologiques. Elle a pour objet l’étude et la compréhension des relations entre les organismes fossiles et l’environnement dans lequel ils vivaient. La paléoécologie humaine a donc pour objet la reconstruction des écosystèmes anciens dans lesquels ont vécu les hominidés. Elle suppose une intégration de toutes les connaissances concernant l’histoire détaillée de la terre, des animaux, de la répartition des végétaux, du climat au cours des derniers millions d’années.
Les reconstitutions de l’environnement doivent tenir compte de toutes les transformations qu’ont dû subir les organismes au cours de la fossilisation. Les processus de transport, de redépôt ont parfois mélangé les organismes de plusieurs écosystèmes dans le même paléoécosystème. Toutes ces distorsions doivent être détectées ; tel est l’objet des études taphonomiques.
Au quaternaire (dont le début remonte à 1,64 Ma, est caractérisée par des successions de périodes glaciaires), pour les derniers 20.000 ans les reconstitutions de l’environnement végétal sont principalement fournies par l’étude des pollens fossiles, préservés dans les tourbières des lacs, celles des macrorestes végétaux, graines, fruits, bois, préservés dans les sites préhistoriques. Pour les époques plus anciennes et les régions tropicales, il est exceptionnel que les pollens fossiles soient conservés, les recherches, dans ce domaine, sont peu avancées. L’environnement est souvent reconstitué d’après l’étude des faunes fossiles, certes abondantes, mais dont de nombreuses espèces ont aujourd’hui disparu.
II- L’EVOLUTIONNISME EN PALEOANTHROPOLOGIE
Rappelons que dès son apparition, en tant que science au XIXème siècle, l'anthropologie s’est placée dans le paradigme (modèle théorique de pensée qui oriente la recherche et la réflexion scientifiques) évolutionniste, relativement à la détermination des origines de l’humanité. Se démarquant ainsi des courants de pensées philosophiques ou religieux qui prévalaient depuis de longues périodes, l’évolutionnisme privilégie l’idée d’un processus continu partant d’un point de départ ancestral préhominien vers une destination finale, l’homme actuel. A cet effet, différents concepts de bases formulés en paléoanthropologie, tentent d’expliquer les modalités de cette évolution au regard des découvertes en géologie et en biologie. Mais avant d’aborder lesdits concepts, nous jugeons opportun de jeter un bref regard sur le contexte historique de la théorie de l’évolution.
2-1- Contexte Historique
Le contexte historique dans l’approche de l’évolutionnisme, dans ce cours, prend en compte la progression des modèles de pensée liés à l’origine des espèces et la genèse de l’évolution.
2-1-1- Origine des espèces : Du fixisme au transformisme
Le monde vivant a été considéré jusqu’au XVIIIe siècle comme immuable. En effet, jusque là, pour les sciences, les générations se succédaient dans une continuité des espèces et sans changements. Cette conception correspond aussi à la vision du monde développée dans le livre de la Genèse, et partagée par les trois grands monothéismes. Seules quelques exceptions affirmeront une certaine transformation des êtres. Ainsi, déjà au VIe siècle avant notre ère, Anaximandre s’interroge sur l’origine de la vie. De ses observations des fossiles, il admet que les êtres se modifient. Héraclite semble partager cette opinion en affirmant que tout se meut et que les êtres sont perpétuellement en devenir. Certes il ne s’agit pas encore ici de réflexions évolutionnistes mais la question est posée.
Le XIVe siècle de notre ère voit naître le penseur Ibn Khaldoun. Certains de ses relecteurs voient en lui un évolutionniste avant l’heure. Toutefois, ceci est relativiser car il n’était pas à proprement parler un scientifique mais un observateur et un commentateur. Il observe la transformation des êtres et la réinterprète à la lumière de sa foi pour conclure à un créationnisme évolutionniste. Ceci en mettant l’homme au sommet de la création tout en faisant une allusion au lien « homme – singe ». Jérôme Cardan (1501-1576), médecin constate la transformation des espèces en s’appuyant sur l’observation du chien et du loup. Tandis que Lucilio Vanini est brulé vif en 1619 pour avoir affirmé une possible origine animale de l’homme.
Les quelques exemples mentionnés ici montrent combien l’idée de transformation ou d’évolution du vivant était marginale. L’opinion majoritaire étant celle d’un fixisme né des monothéismes abrahamiques qui voient en Dieu, le Créateur. La véritable naissance de l’idée d’évolution se fera au XVIIIe siècle.
En effet, la volonté de découvrir les lois de la nature sera alors à son apogée. Les précurseurs en la matière seront sans nul doute Maupertuis (1698-1759) et Buffon (1707-1748). Le premier est un généticien avant l’heure. En effet, il affirme que père et mère ont la même influence sur l’hérédité. Il observe la transmission d’anomalies mais en reste à une conception essentialiste de l’espèce. Georges Buffon conserve lui aussi l’idée de l’espèce essentialiste. Il est le premier à mettre en évidence le lien étroit entre l’espèce et son environnement. Il suggère que l’environnement modifie les organismes. Certaines modifications peuvent être transmises par l’un ou l’autre des parents. En liant, l’influence de l’environnement et la transmission des caractères, Buffon établit une première ébauche de théorie de l’évolution. Toutefois, il ne développe en aucune manière les raisons d’une telle éventualité. Une des grandes difficultés se trouve dans la datation de la terre. En effet, celle-ci n’aurait que 75 000 ans selon Buffon. Comment l’évolution telle qu’il la décrit peut-elle avoir lieu en un laps de temps aussi court ?
C’est un disciple de Buffon, Jean Baptiste de Monet (1744-1829), plus connu sous le nom de chevalier de Lamarck, qui propose une théorie cohérente de la modification des espèces. Ce naturaliste chevronné, est spécialisé dans l’étude des insectes et des vers mais est aussi attiré par la botanique. On lui doit notamment d’avoir forgé le terme de biologie qu’il conçoit comme la science qui étudie la totalité de la vie, animale et végétale. La postérité retiendra surtout de lui sa théorie évolutionniste. Lamarck nuance le propos de Buffon concernant l’environnement et son rôle sur la modification des espèces. Ainsi, ce sont les changements dans l’environnement qui amènent les modifications de l’individu. Ce dernier doit modifier ses habitudes afin de s’adapter à son nouveau milieu. Nous avons tous en tête les schémas concernant l’allongement du cou des girafes par la raréfaction de leur nourriture au sol. Ces nouvelles habitudes donnent naissance à de nouveaux mécanismes permettant l’émergence de nouvelles espèces. La théorie de Lamarck se résume souvent à l’idée de la transmission des caractères acquis. Ce concept est partagé par la plupart de ses contemporains, même Darwin y adhère.
2-1-3-Genèse de la théorie de l’évolution
De l’année 1809, date de publication de la Philosophie zoologique de Lamarck, il faut aussi retenir la naissance de Charles Darwin, le 12 février de Erasmus Darwin, qui, quelques années avant Lamarck, a publié un ouvrage, Zoonomia, dans lequel il rompt avec « le dogme de la création spéciale et de la fixité des différentes catégories d’êtres vivants ». Il est, selon P. Tort, le premier à concevoir une transformation progressive des organismes et des espèces en fonction des besoins. En 1831 Darwin découvre la géologie grâce à A. Sedgwick (1785-1873). Et c’est J. S. Henslow (1796-1861), professeur de botanique qui lui propose d’embarquer sur le Beagle. Ce navire est chargé d’opérer des relevés hydrographiques le long des côtes sud américaines, Charles Darwin faisant office de naturaliste. Lors de ce voyage Darwin observera la fantastique variété des espèces trouvées sur la terre, l’énorme quantité d’individus par espèces et leur compétition pour la nourriture. À son retour en 1836, il a par ses observations et la collecte des informations de son voyage tous les éléments pour établir la thèse qu’il défendra dans son ouvrage “l’Origine des espèces” publié pour la première fois en 1859.
Préalablement à la publication de son ouvrage, Il prit le soin de confier l’examen de ses collectes à divers spécialistes, notamment à John Gould, ornithologue, qui étudiera les pinsons des Galápagos. Les observations de ce dernier, lui permettèrent de conclure qu’il s’agit de véritables espèces et non de variétés ne formant qu’une seule espèce. Ce qui va ouvrir Darwin au transformisme et cela, suivant l’exemple de Lyell en géologie (in Principles of Geology) qui se démarque du catastrophisme de Cuvier pour proposer une représentation évolutive des phénomènes naturels.
Lors de ce voyage Darwin découvre aussi des fossiles desquels il conclut une parenté avec les espèces vivantes. Il souligne aussi les mouvements de la croute terrestre, la distribution géographique des espèces, les migrations, les barrières géographiques.
Une lecture sera déterminante pour la suite de ses recherches, celle de l’Essai sur le principe de population (publié en 1798) de Thomas Robert Malthus. Cet économiste, pasteur et sociologue anglais propose le principe de population. Ainsi, il constate que « les hommes se multiplient beaucoup plus vite (progression géométrique) que les productions alimentaires (progression arithmétique) ». Il en conclut qu’il y a un combat pour la nourriture, lorsque la population a atteint le point de saturation, une famine survient et la population diminue.
Darwin, après cette lecture « distrayante » en 1838 et sa préparation à « apprécier la présence de la lutte pour l’existence », a été frappé par l’idée que « dans ces circonstances les variations favorables auraient tendances à être préservées et les défavorables anéanties ». Le résultat est la possibilité d’émergence de nouvelles espèces et Darwin avait « enfin une théorie pour travailler ».
2-2- Les concepts développés dans le paradigme évolutionniste
Le paradigme évolutionniste a été le cadre de développement d’une suite de concepts qui intègrent différentes logiques de raisonnements sur le processus évolutif des espèces. Ces concepts qui se contredisent, parfois se complètent et se synthétisent sont particulièrement nombreux. Cependant, dans le cadre de ce cours, nous exposerons ceux qui ont selon toute vraisemblance, principalement impacté l’histoire de la paléoanthropologie.
2-2-1- La sélection naturelle
En 1859, Charles Darwin publiait l’ouvrage “L’origine des espèces”, dans lequel il articulait sa démarche autour de deux principales idées à savoir que :
- L’évolution explique l’unité et la diversité de la vie observée entre des espèces distinctes en différents lieux et à différentes périodes (fossiles, organismes récents).
- La sélection naturelle explique qu’il y ait une évolution adaptative (adaptation relative).
Darwin utilise le terme « sélection » pour désigner un processus naturel de modification des espèces. Il s’agit d’une analogie raisonnée entre sélection « naturelle » et sélection « artificielle » déjà connue à son époque, permettant aux éleveurs d’obtenir des variétés d’animaux ou de plantes présentant des caractéristiques particulières.
Dans le contexte de la sélection artificielle comme dans celui de la sélection naturelle, des variations sont nécessaires. Ces variations doivent ensuite être transmissibles de manière héréditaire. En d’autres termes, les traits qui sont sélectionnés (artificiellement ou naturellement) sont des traits hérités. Darwin postule une telle transmission en se basant sur l’observation de similarités entre des ancêtres et leur descendance.
Il faut enfin que ces variations affectent la probabilité de reproduction des individus d’une génération donnée. Dans le cadre de la sélection artificielle, le facteur de probabilité de reproduction est contrôlé par l’homme. Dans le cas de la sélection naturelle, c’est la lutte pour la vie qui constitue la force de changement. Le concept de sélection naturelle se caractérise, selon Darwin, de la manière suivante : « Pouvons-nous douter (…) que les individus possédant un avantage quelconque, quelque léger qu’il soit d’ailleurs, aient la meilleure chance de survivre et de reproduire leur type ? Nous pouvons être certains, d’autre part, que toute variation, si peu nuisible qu’elle soit, sera impitoyablement détruite. Cette préservation des variations favorables et le rejet des nuisibles, je l’appelle sélection naturelle » (Darwin, 1859, chapitre IV).
Darwin avance une série d’argumentations basées sur un certain nombre d’observations, pour expliquer son concept de la sélection naturelle.
- 1ère Observation : La population d’une espèce augmente exponentiellement si ses membres se reproduisent avec succès.
- 2ème Observation : La taille d’une population a néanmoins tendance à rester stable.
- 3ème Observation : Les ressources sont limitées.
La première inférence formulée par Darwin à partir de ces trois premières observations, est qu’il ya une lutte pour la vie (struggle for existence)
- 4ème Observation : Les individus d’une même espèce possèdent des traits différents (variations).
- 5ème Observation : La plupart de ces variations sont transmises héréditairement.
La deuxième inférence indique alors que, la survie dépend des variations transmises (survival of the fittest).
La troisième inférence qui est en fait la dernière, indique que cette capacité inégale des individus à survivre et à se reproduire entraîne un changement graduel. C’est l’évolution.
En résumé, la théorie de la sélection naturelle de Darwin se base sur des observations connues et se caractérise par sa capacité explicative et unificatrice. D’une manière assez simple, elle traduit l’idée que :
- Les individus sont en concurrence pour la survie dans un environnement aux ressources limitées,
- Seuls les individus les plus aptes survivent,
- Ceux qui survivent se reproduisent,
- De génération en génération, les individus développent les caractéristiques les plus adaptées à la survie dans un environnement donné.
Ainsi, par exemple, sur une île où les fruits sont protégés par une coque, les oiseaux avec le plus long bec trouveront plus facilement de la nourriture et seront en meilleure santé. Comme ils seront en meilleure santé, ils attireront plus facilement les femelles et leur lignée se reproduira plus vite. Au bout de plusieurs générations, il n’y aura plus sur l’île que des oiseaux à long bec. La longueur du bec sera égale à celle dont ces oiseaux ont besoin pour atteindre le fruit.
Les hommes eux-mêmes sont différents selon l’environnement où ils vivent : leur peau est plus claire dans l’hémisphère nord où la lumière est plus faible, plus foncée dans l’hémisphère sud où la lumière est plus forte, le nez est épaté en Afrique pour évacuer plus facilement la chaleur, tandis que les Esquimaux sont plus trapus et plus gras pour résister au froid.
2-2-2- Le transformisme
La sélection naturelle a souvent été opposée au transformisme, une théorie proposée par le chevalier de Lamarck (1744-1829). Le début du XIXème Siècle, puisant ses racines dans le siècle des lumières qui s'achevait, vit l'apparition du mot "biologie" qui, un peu plus tard, allait remplacer l'appellation d'histoire ou de sciences naturelles. C'est à cette époque, en 1809, que Lamarck publia sa "Philosophie Zoologique"1.
Dans son ouvrage, il formula une théorie scientifique globale qui tentait d'expliquer les transformations des êtres vivants dans leur progression du simple vers le complexe. Pour Lamarck, la matière a une tendance naturelle à se compliquer grâce aux "fluides" qui modifient le tissu cellulaire dans lequel ils se meuvent pour y ouvrir des passages, des canaux, pour y créer des organes. La vie se développe de l'inférieur vers le supérieur de façon progressive et régulière, en suivant son penchant naturel. Cette régularité est troublée par les circonstances extérieures qui expliquent la diversité parfois mal ordonnée du vivant.
Porté par l'élan de son "transformisme généralisé", Lamarck formula deux lois qui rendent compte de sa vision du processus évolutif :
1- "Dans tout animal qui n'a point dépassé le terme de ses développements, l'emploi plus fréquent et soutenu d'un organe quelconque fortifie peu à peu cet organe, le développe, l'agrandit et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi, tandis que le défaut constant d'usage de tel organe l'affaiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés et finit par le faire disparaître."
2- "Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l'influence constante des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps exposée, et par conséquent par l'influence de l'emploi prédominant de tel organe, ou par celle d'un défaut d'usage constant de telle partie, elle le conserve pour la génération de nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes, ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus."
En amalgamant ces deux hypothèses, le langage courant simplifie en affirmant que "la fonction crée l'organe". La seconde loi de Lamarck postule sa fameuse thèse de l'hérédité (les caractères acquis par un individu durant sa vie, sont transmis à la génération suivante à condition que ces caractères soient communs aux deux parents) qui aura, bien plus tard, une résonance exceptionnelle dans l'histoire des sciences. Dans son ouvrage, il étayait ses deux lois par de nombreux exemples qui le conduisirent à les considérer comme des vérités et non plus comme de simples hypothèses. Il convient de noter que ses arguments pourraient, encore aujourd'hui, emporter la conviction du profane. Ainsi, l'exemple célèbre de la taupe pratiquement aveugle qui "par ses habitudes fait très peu usage de la vue", ou encore le cas de la girafe vivant "dans les lieux où la terre, presque toujours aride et sans herbage, l'oblige de brouter le feuillage des arbres", a résulté en un cou allongé qui porte sa tête à six mètres de hauteur.
Il semble que se soit bien la complexification croissante des organismes et leur nécessaire adaptation au milieu qui ont permis à Lamarck de conclure à la nécessité de la transformation des vivants pour expliquer la diversité actuelle d’où la naissance de l’histoire du vivant.
La philosophie de Lamarck suppose l'apparition de la vie par génération spontanée sous la forme d'êtres inférieurs qui auraient jailli dans un passé très éloigné. Mais, malgré son caractère implicitement déterministe et la nécessité d'un auteur suprême, il ne faut cependant pas oublier l'avertissement de Lamarck : "c'est donc une véritable erreur que d'attribuer à la nature un but, une intention quelconque dans ses opérations".
2-2-3- L’adaptationnisme
L'adaptationnisme est un courant de pensée dans l'étude de l'évolution biologique qui insiste sur le fait que les traits des espèces vivantes, qu'il s'agisse d'un organe ou d'un comportement, sont principalement le résultat d'une adaptation aux pressions de sélection qui pèsent sur les individus.
Nous pouvons définir l’adaptation comme la modification évolutionnaire qui permet l’amélioration de la fitness sous pression de la sélection naturelle.
Cependant, la pression sélective dépend également du contexte environnemental. Elle cause ainsi des chemins évolutifs divers dans des contextes environnementaux différents. C’est cela qui explique la diversité du vivant que nous connaissons sur la planète. Cette adaptation radiative qui constitue une diversification dans l’espace écologique et géographique à des contextes différents peut aboutir à la spéciation des populations d’une espèce.
2-2-4- Le gradualisme
« Natura non facit saltum », cette expression latine, généralement attribuée à Linné, signifie que « la nature ne fait pas de sauts ». Darwin approuvait totalement cette devise ancienne (Gould, 1980). Disciple de Charles Lyell, l’apôtre du « gradualisme » en géologie, Darwin décrivait l’évolution comme un processus régulier agissant avec une telle lenteur que personne ne pouvait l’observer pendant la durée d’une vie. Les ancêtres et leurs descendants, selon Darwin, doivent être reliés par « une infinité de liens transitoires » qui forment une « belle succession d’étapes progressives ». Seule une longue période de temps permet à un processus si lent de réaliser une telle œuvre.
Darwin considérait les registres fossiles plus comme un embarras qu’une aide à sa théorie. Il demandait (Darwin, 1859 cités par Eldredge & Gould, 1972), pourquoi ne trouvons-nous pas de « liens transitoires infiniment nombreux » qui pourraient illustrer l’opération lente et constante de la sélection naturelle ? « Pourquoi toute formation géologique et toute strate ne sont-elles pas pleines de tels liens intermédiaires ? » Darwin résolvait ce dilemme en invoquant: « Les témoignages sur l’histoire géologique sont extrêmement imparfaits et ce fait à lui seul explique en grande partie pourquoi nous ne trouvons pas un nombre infini de variétés reliant entre elles toutes les formes de vie disparues et actuelles par une succession d’étapes progressives. Celui qui rejette ce point de vue sur la nature des registres géologiques pourra à juste titre refuser toute ma théorie ».
Darwin imposait ainsi une tâche pour la paléontologie évolutive (Gould et Eldredge, 1972) à savoir :
- démontrer l’évolution,
- extraire les rares exemples des processus darwiniens des séries de fossiles insensiblement graduées, épargnées d’une façon ou d’une autre des ravages de la décomposition, du non-dépôt, du métamorphisme, ou de la tectonique.
Dans son livre On the Origin of Species by Means of Natural Selection, Darwin expliquait que les nouvelles espèces pouvaient naître seulement de deux manières : par la transformation d’une population entière d’un état à un autre (évolution phylétique) ou par le fractionnement d’une lignée (spéciation) (Gould et Eldredge, 1972). Le second processus doit avoir lieu (spéciation) : sinon il ne pourrait pas y avoir une augmentation du nombre de taxons et la vie cesserait puisque les lignées s’éteindraient. Malgré tout, comme Mayr l’avait noté, Darwin a embrouillé cette distinction et a projeté la plupart de sa discussion en termes d’évolution phylétique. Quand Darwin discutait de la spéciation, il continuait à parler de transformation graduelle : il voyait la transformation lente et constante de deux lignées séparées. Donc, pour Darwin, la spéciation conduisait au même résultat que l’évolution phylétique : une chaîne graduelle longue et insensible de formes intermédiaires.
Nous pouvons résumer la théorie du gradualisme de Darwin en ces quatre points suivants (Gould et Eldredge, 1972) :
- les nouvelles espèces naissent par la transformation d’une population ancestrale en ses descendants modifiés.
- la transformation est égale et lente.
- la transformation implique de grands nombres, habituellement la population ancestrale entière.
- la transformation à lieu sur toute ou une grande partie de l’espace géographique des espèces ancestrales.
Ces énoncés impliquent plusieurs conséquences, deux d’entre elles semblent spécialement importantes aux paléontologues :
1- idéalement, le registre fossile, pour l’origine de nouvelles espèces, devrait consister en une longue séquence de formes intermédiaires graduée liant l’ancêtre et son descendant.
2- les ruptures morphologiques dans une séquence phylétique sont dues aux imperfections dans le registre géologique.
2-2-5- Les équilibres ponctués
Après Richard Goldschmidt dans les années 1940 et ses "monstres prometteurs", le paléontologiste Stephen Jay Gould formula avec Eldredge une théorie selon laquelle les espèces n'évoluent pas graduellement, mais restent stables pendant de longues périodes ponctuées par des phases de modifications très rapides. Ces alternances de stabilités et de discontinuités, baptisées "équilibres ponctués", fournissent une explication aux tendances évolutives qui se manifestent dans l'histoire des fossiles.
En effet, deux faits remarquables plaident en la faveur d'une évolution saccadée au lieu d'être uniformément graduelle. Tout d'abord, l'origine géologiquement "soudaine" des espèces nouvelles, associée à leur stabilité par la suite, constitue un indice sur la nature du principe évolutif et non des manques dans la continuité des traces fossiles. Selon la plupart des thèses actuelles, les nouvelles espèces proviennent de petites populations isolées dont la spéciation s'étale ensuite sur des milliers d'années. A notre échelle, cette durée semble extrêmement longue, mais elle ne représente plus qu'un infime instant lorsqu'elle est ramenée à l'échelle géologique. En outre, il ne faut pas s'attendre à des changements spectaculaires au sein d'espèces largement répandues. Cette inertie des populations établies explique la stase de la plupart des espèces fossiles pendant plusieurs millions d'années. Par conséquent, selon Gould, l'évolution des êtres vivants ne peut être attribuée à une transformation graduelle mais découle de la réussite différentielle de certaines espèces. L'évolution ressemble alors plus à la montée d'une volée de marches (ponctuations) suivie de longs corridors (stases), qu'à l'ascension continue d'un plan incliné.
Une autre source de discontinuité avancée par Gould réside dans l'hypothèse des extinctions brusques et massives qui ont ponctué l'histoire de la vie sur terre. Les dinosaures ont disparu il y a soixante-cinq millions d'années au cours du crétacé. Ils ont dominé la terre pendant cent millions d'années et la domineraient probablement encore s'ils n'avaient pas été anéantis et avec eux la moitié des espèces d'invertébrés des hauts-fonds marins. Certains éléments réunis depuis 1980 étayent l'hypothèse de l'impact d'un corps céleste avec notre planète, qui aurait provoqué cette extinction massive. Sans cette catastrophe, il est probable que les mammifères ne seraient encore aujourd'hui que de petites créatures insignifiantes et nous ne serions pas là pour en parler. Il semble que cinq extinctions massives de même type soient ainsi survenues au cours de l'histoire du vivant. Ces cataclysmes ont contribué, sans aucun doute, au caractère discontinu et imprévisible de l'évolution.
2-2-6- L’évolution synthétique ou néo-darwinisme
La génétique des populations ayant conduit à la réconciliation des darwiniens (partisans de la sélection naturelle, d’une évolution graduelle, d’adaptation à l’environnement, de petites variations cumulatives) et des mendéliens (rejetant la sélection naturelle, privilégiant la saltation et donc les mutations importantes) à partir des années 1910, il restait à produire une synthèse cohérente de ces conclusions. D’où l’émergence de la théorie synthétique de l’évolution dont les principaux acteurs vont être en 1937, Théodosius G. Dobzhansky (1900-1975), en mars 1942, Julian S. Huxley et en mai 1942, Ernst W. Mayr (1904 -2005).
- La synthèse selon Dobzhansky
Précurseur de l’évolution synthétique, Il a réussi à faire converger les recherches mendéliennes expérimentales et les travaux d’histoire naturelle, ayant lui-même suivi un double cursus (génétique et taxinomie). Par contre, il était très peu au fait de la théorie mathématique de la génétique des populations. Gould souligne que la synthèse que propose Dobzhansky (tout comme celle de Mayr) a elle-même évolué au fil du temps et cela pour passer d’une synthèse pluraliste à un adaptationnisme plus strict. Dans la première version de “Genetics and the Origin of Species”, Dobzhansky soutient que «la génétique expérimentale fournissait suffisamment de mécanismes pour rendre compte de l’évolution à tous les niveaux». Il souligne aussi le rôle de la dérive génétique, qu’il considère comme un mécanisme de dispersion de la variabilité. Il souligne encore que la dynamique évolutive dépend de la taille de la population car la sélection n’est pas toujours responsable de l’évolution.
Pour les éditions suivantes, l’idée d’adaptationnisme s’est développée au détriment des autres modes de changements évolutifs. Selon Gould, Dobzhansky est de plus en plus persuadé «du pouvoir de la sélection naturelle et de l’ampleur de son domaine d’application ainsi que de la nature adaptative de la plupart des changements évolutifs ». Dans cette perspective, le trépied darwinien retrouve son équilibre, les mutations, variations mendéliennes, permettent d’expliquer la sélection qui retrouve une place.
- La synthèse selon Huxley
Dans son ouvrage “Evolution, The modern Synthesis”, Huxley mentionne pour la première fois la notion de « théorie synthétique ». Dans cet ouvrage il attribue à la génétique, ce que Darwin avait déduit de la sélection naturelle et qu’il n’avait pas pu vérifier étant donné l’absence des lois de l’hérédité. Il réfute aussi la thèse de L. Hogben qui estime que la fusion entre mendélisme et darwinisme change totalement le mécanisme de l’évolution et qu’en conséquence un changement de nom était nécessaire. Le développement de Huxley se base sur le fait que toute théorie est appelée à se modifier. Le changement de nom n’étant nécessaire selon lui que s’il n’existe plus de continuité avec les fondements de la théorie, ce qui n’est pas le cas pour lui, dans la synthèse effectuée par Fisher, Haldane et Wright. Il souligne aussi que « l’adaptation est omniprésente ». Dans la synthèse telle que l’élabore Huxley, le darwinisme et donc la sélection est la conception centrale de l’évolution.
- La synthèse selon Mayr
E. Mayr, naturaliste, comprend la synthèse comme une fusion de trois disciplines : la génétique expérimentale, la génétique des populations et l’histoire naturelle ou systématique. Pour lui, il s’agit « non pas d’une révolution mais plutôt de l’unification d’un champ de bataille jusqu’alors divisé, par l’information mutuelle et le développement d’une matrice interdisciplinaire ». Il ne fait en aucun cas une lecture réductionniste qui voit dans la génétique la discipline suprême. Dans son ouvrage, “Systematics and the Origin of Species”, il souligne la meilleure compréhension entre généticiens et systématiciens. Il utilise principalement des arguments darwiniens et les complète avec la génétique. Il ne donne pas un rôle prépondérant à l’adaptation dans la sélection. Il conclut à une démarche pluraliste. Mais dans son ouvrage de 1963, “Animal species et Evolution”, Mayr, comme Dobzhansky revient à un schéma quasi exclusivement adaptationniste.
Pour Gould, la théorie synthétique perd de sa richesse au fur et à mesure qu’elle se tourne plus exclusivement vers l’adaptationnisme. Une telle lecture lui permet dans une certaine mesure de justifier ses propres découvertes et convictions.
Cependant, un auteur en l’occurrence Jean Chaline résume mieux l’évolution synthétique : « Les populations présentent une certaine variabilité génétique due à l’existence des mutations et des recombinaisons qui apparaissent et se font au hasard. Les populations évoluent graduellement par des changements dans la fréquence des gènes assurés par la dérive génétique aléatoire, le flux génique et la sélection naturelle. La formation des espèces se réalise selon les modèles de spéciation allopatrique. Comme les populations se trouvent dans des environnements présentant des caractéristiques qui sont favorables ou défavorables aux divers génotypes, la sélection naturelle assure la persistance ou l’élimination des individus en fonction de leur compatibilité avec les paramètres de l’environnement, elle assure donc l’adaptation ». En 1959, pour le centième anniversaire de la publication de l’Origine des espèces, la théorie synthétique de l’évolution est à son apogée. Mais de nouvelles découvertes, notamment celle de l’ADN, vont amener les scientifiques à revoir encore leur conception de l’évolution.
CONCLUSION
La question centrale généralement formulée depuis de longues dates par l’homme, relativement à ses origines et ses particularismes dans le règne animal, semble avoir au-delà de toute passion religieuse, trouvé des pistes de réponses sérieuses dans le paradigme évolutionniste. En effet, grande théorie unificatrice, l’évolutionnisme a permis de faire converger divers champs de connaissances tels que l’astronomie, la géologie et la biologie pour mettre en relief les phénomènes naturels explicatifs de la diversité des espèces et la variabilité inter et intra-spécifiques. Les différents concepts de base développés à cet effet, qui se contredisent, se complètent voire se synthétisent, représentent les divers courants de pensées développés par les scientifiques pour l’expliquer et l’expliciter, tout en s’appuyant sur des constats parfois loin de faire l’unanimité.
Les mécanismes divers évoqués pour expliquer les changements morphologiques intervenus à l’intérieur des lignées d’espèces, ont finalement bénéficié de l’éclairage de la génétique, conférant ainsi la rationalité scientifique qui manquait à la plupart des concepts développés dans le paradigme à évolutionniste. L’une des conséquences de l’évolution est donc que les espèces actuelles sont d’autant plus proches, par leur ADN, leurs protéines, leur anatomie, etc. qu’elles sont plus étroitement apparentées entre elles, c’est à dire qu’elles partagent un ancêtre commun plus récent. Ceci a conduit à fonder désormais la classification du vivant sur les relations de parenté évolutive plutôt que sur les seules ressemblances morphologiques. Ceci revient à classer les organismes en fonction des caractéristiques héritées de leurs ancêtres communs, c'est-à-dire en fonction de leur « généalogie » évolutive. C’est pourquoi on parle désormais de classification phylogénétique du vivant.
L’ensemble des informations réunies indépendamment par les différents domaines de la biologie et par la paléontologie constituent un faisceau d’arguments qui convergent de façon cohérente pour soutenir la notion d’évolution du vivant. Aucune donnée scientifique pertinente n’a pu jusqu’ici la remettre en cause en tant que telle, même si les mécanismes en œuvre restent l’objet de débats. La notion d’évolution s’est imposée comme tellement fondamentale pour la biologie que Theodosius Dobzhansky, un des grands spécialistes de l’évolution, a pu écrire : « Rien n’a de sens en biologie, si ce n’est à la lumière de l’évolution ».
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